La qualification juridique des adoptions internationales illégales
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- Mis à jour le mardi 23 janvier 2024 14:46
Plusieurs comités rattachés aux Nations Unies ont publié en septembre 2022 un document indiquant que certaines adoptions internationales illégales pourraient être qualifiées en droit pénal international, de génocide ou de crime contre l'humanité. Lors de la réunion plénière du Conseil national de l'adoption du 13 décembre 2023, plusieurs associations membres ont fait part de leur inquiétude vis-à-vis de cette surenchère sémantique, qui constitue également une posture procédurale.
1. Les faits
Le 29 septembre 2022, le Comité des Droits de l'Enfant, le Comité des Disparitions forcées, le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice et de la réparation, la Rapporteuse spéciale sur la vente et l'exploitation sexuelle d'enfants, la Rapporteuse spéciale sur la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants et le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ont publié une déclaration commune relative aux adoptions internationales illégales.
On peut lire dans cette déclaration commune, au paragraphe 4, que « dans certaines conditions prévues par le droit international, les adoptions internationales illégales peuvent constituer des crimes graves tels que le génocide ou des crimes contre l'humanité ».
A notre connaissance il y a eu peu de commentaires sur cette qualification juridique au plus haut de l'échelle, à l'exception d'Hervé Boéchat, juriste suisse et ancien directeur du SSI, lors de son intervention au colloque organisé par Yves Denéchère à Angers en juin 2023.
La 25ème session du comité des disparitions forcées s'est tenue à Genève le 28 septembre 2023 pour célébrer le premier anniversaire de la déclaration commune de septembre 2022. Il s'agissait en partie de réfléchir aux futures mesures à prendre pour promouvoir la mise en œuvre des recommandations que contient la déclaration de 2022, rassemblées dans un guide pratique.
C'est cette piqure de rappel qui a provoqué notre demande de mise à l'ordre du jour du CNA. Il n'est bien évidemment pas question d'ignorer ni de minorer le préjudice vécu par les adoptés, ainsi que leurs parents biologiques et adoptifs, lorsqu'ils apprennent qu'ils ont été victimes de procédures illégales ou illicites. Mais cette surenchère lexicale, qui place ces crimes au plus haut niveau de gravité des qualifications juridiques, a choqué plusieurs associations de parents par pays d'origine qui ont publié un texte d'indignation.
2. Comment en est-on arrivé à ce texte ?
Le comité des disparitions forcés des Nations Unies est un organisme rattaché au Haut comité pour les droits de l'Homme, constitué d'experts indépendants chargés de surveiller la mise en œuvre par les États parties de la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, entrée en vigueur en décembre 2010. Lors de la 20ème session de cette convention, qui s'est tenue du 12 avril au 7 mai 2021, un rapport initial a été publié sur quelques pays dont la Suisse. En ce qui concerne la Suisse, on peut remarquer que le comité établit un lien avec le postulat déposé par la députée Rebecca Ruiz le 14 décembre 2017 auprès du parlement suisse et intitulé : faire la lumière sur les adoptions illégales en Suisse dans les années 1980 d'enfants venant du Sri Lanka. Il est indiqué dans ce postulat tel qu'il a été déposé, un lien clair entre la recherche des origines et les irrégularités dans les procédures d'adoption des années 1980. C'est par ce cheminement que l'on est passé d'une problématique initialement suisse concernant la recherche des origines, à une déclaration à portée générale. La qualification de crimes contre l'Humanité, que l'on peut qualifier de posture, fragilise et fracture un milieu adoptif déjà sensible.
3. Le cœur du problème : la prescription
Comme l'a soutenu l'Ambassadeur Bonnafont lors de la réunion du comité des disparitions forcées des Nations Unies le 20 novembre 2023 à Genève, la qualification de génocide ou de crime contre l'humanité pour certaines adoptions internationales illégales permet d'écarter la prescription prévue par notre droit interne (de 6 ans à 30 ans selon les cas). Modifier la qualification juridique, en appliquant la catégorie « supérieure » de crime contre l'humanité ou de génocide, qui sont imprescriptibles, lève la question de la prescription. On a donc inversé le sens du raisonnement juridique : plutôt que de partir des faits établis, avérés, pour ensuite les qualifier en droit, ce qui détermine le régime de la procédure, on choisit la qualification, non pas en fonction des faits, mais en fonction de la procédure que l'on souhaite, puis on tente de faire rentrer, fut-ce au chausse-pied, les faits dans la qualification.
Examinons de plus près les deux qualifications prévues dans cette déclaration, qui soulèvent trois points fondamentaux :
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Ces qualifications permettent d'échapper à la règle de prescription ;
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Ces qualifications permettent d'échapper à la règle de la non rétroactivité de la loi, pénale en particulier, sauf si elle est plus douce, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;
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Ces qualifications permettent de se prévaloir d'une sorte de compétence universelle, celle de la Cour pénale internationale ou celle des juridictions de l'Etat où réside la supposée victime, ou l'un des auteurs ou complices poursuivis.
4. Crime contre l'humanité
Le crime contre l'humanité est une incrimination créée en 1945 dans le cadre du procès de Nuremberg : il désigne une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d'un individu ou d'un groupe d'individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ». Il a été conçu pour qualifier des crimes passés, sans appliquer le principe de non rétroactivité des lois, pénales en particulier, et il est imprescriptible.
L'article 7 (§ 11) du Statut de la Cour pénale internationale créée en 2002 définit onze actes constitutifs de crimes contre l'humanité, lorsqu'ils sont commis « dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population et en connaissance de l'attaque », parmi lesquels un seul peut s'appliquer à notre cas d'espèce :
- d'actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.
5. Génocide
La Convention de l'ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 définit en son article 2 le crime de génocide, comme :
« l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »
L'élément matériel du crime de génocide est une altération physique ou une suppression des victimes. Mais l'élément moral spécifique, c'est l'intention génocidaire. Ainsi le transfert forcé d'enfants d'un groupe à un autre doit être opéré dans l'intention de détruire le groupe national, ethnique, racial ou religieux auquel appartiennent les enfants déplacés de force. Cette intention fait défaut dans les adoptions internationales, telles qu'elles sont définies et désormais réglementées dans le droit international : en aucun cas, il n'y a action concertée dans le but de détruire une communauté nationale, ethnique, raciale, ou religieuse. L'ONU a reconnu 3 génocides à ce jour celui des Arméniens en 1915- 1916 par l'Empire Ottoman, celui des Juifs pendant la 2ème guerre mondiale par le régime nazi et celui des Tutsis par les Hutus au printemps 1994. En ce qui concerne la déportation forcée de 19 500 enfants ukrainiens vers la Fédération de Russie, à compter de 2022, elle a été dénoncée dans une déclaration faite à New York par de nombreux États dont la France le 5 avril 2023. Mais à ce stade, le groupe d'enquêteurs de l'ONU n'a pas constaté le génocide.
6. Annulation des adoptions
Quant à la possibilité de remise en cause de l'adoption plénière, envisagée au §16 du comité des disparitions forcées de septembre en 2022, l'article 353-2 du code civil précise que la tierce opposition – seule procédure qui permet de remettre en cause l'adoption et peut entraîner sa nullité - n'est recevable qu'en cas de dol ou fraude imputable aux adoptants eux-mêmes.
Si demain, par exemple, il était décidé de dire illégales les adoptions consenties par les parents de naissance envers les parents par adoption, et si la qualification de crime contre l'humanité ou de génocide était retenue, les auteurs du crime, intermédiaires de l'adoption et parents, de naissance ou par adoption, pourraient être poursuivis, soit devant la CPI, soit devant la justice française, en vertu du principe de compétence universelle. Mais encore faudrait-il démontrer :
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pour la qualification de crime contre l'humanité : l'inspiration « par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux » et « une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population et en connaissance de l'attaque ».
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pour la qualification de génocide : « l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Propositions
Le MASF, soutenu par EFA, la FFOAA, Racines Coréennes et VDA, demande au CNA, institution autonome vis-à-vis des pouvoirs publics, la création d'un groupe de travail sur la déclaration du comité des disparitions forcés, afin que soit publié en 2024 un communiqué faisant état de ses analyses. Pour l'aider dans son appréciation du droit, nous proposons d'auditionner des juristes spécialistes, en premier lieu Hervé Boéchat, qui a déjà publié un commentaire sur ce sujet. Nous pourrions également nous rapprocher de juges ou de greffiers de la CPI qui ont certainement un avis éclairé sur la question. Par ailleurs, il nous paraît pour le moins étrange qu'une qualification qui ne sera probablement jamais appliquée soit préférée à une reconnaissance de la faute des acteurs impliqués, ce qui est une demande forte des personnes adoptées. La question de la prescription devra être sereinement abordée et peut-être faudra-t-il faire des propositions d'ordre législatif pour préciser les points de départ de la prescription.